« Si le travail et le repos sont tous deux nécessaires, le dernier est sans contredit préférable », nous disait Aristote dans Éthique à Nicomaque. Plus de deux millénaires plus tard, cette phrase pourrait être reprise telle quelle par bien des salariés. Les explications s’appuient selon les cas sur la demande de travail à domicile rendue possible par les nouvelles technologies, la remise en cause de la croissance eu égard au réchauffement de la planète, une critique du système capitaliste, l’inquiétude née des conflits internationaux ou la foi nouvelle en un revenu universel qui serait de droit après la naissance. Plausible, certes, mais sans démonstration.
Le plus marquant dans tout ce flou reste que l’idée s’est installée dans les esprits d’un scepticisme vis-à-vis du travail quasi exclusivement porté par les nouvelles générations. Un regard lucide sur les chiffres de l’absentéisme montre que le désengagement touche en réalité toutes les générations, et tous les modes de travail, le télétravail aussi même si cela semble contre-intuitif.
Certes les jeunes portent, comme à toutes les époques, un regard différent de celui de leurs aînés sur le monde du travail. Mais leur scepticisme sur la croissance n’est probablement qu’une variante des mouvements vus dans les années 1960 et 1970, entre hippies et Club de Rome. Et les questions suscitées par les innovations technologiques sont une constante depuis les débuts de la révolution industrielle. Non seulement les nouvelles générations ont toujours eu un regard qui leur est propre sur ce qu’elles attendent de leur vie professionnelle, mais les demandes qu’elles peuvent exprimer parfois ne sont pas si différentes de celles de leurs aînés.
La valeur du travail
La question centrale du rapport au travail repose sur ce qui en fait la valeur aux yeux de chacun. « Choisis un travail que tu aimes, et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie », disait Confucius. Dans le monde réel, la question est de savoir si le travail est ou non d’abord la réponse à un besoin de survie, la possibilité de répondre à ses besoins de subsistance et à ceux de ceux dont on a la charge.
Ensuite seulement se pose la question du choix et des préférences. Et elle se pose de façon bien différente selon le rapport entre l’offre et la demande sur le marché du travail. En période de crise, et pour les professions les moins demandées, la situation est évidemment moins favorable que lorsque la croissance bat son plein.
Et voilà aujourd’hui où se situe l’évolution, chez les jeunes comme chez d’autres : sur quels critères choisir son emploi dans une société d’abondance. On ne rejette pas le travail, au contraire on attend de lui plus qu’une rémunération : qu’il apporte du sens, de l’utilité sociale, une certaine éthique, une vision à long terme non centrée sur les seuls profits.
En Europe, notamment en France où le modèle social est particulièrement généreux, et a fortiori quand l’activité est suffisamment forte pour faire reculer le spectre du chômage, il arrive qu’une inversion se produise. Ce ne sont plus les candidats qui doivent convaincre les recruteurs, c’est l’inverse : aux entreprises de convaincre les nouveaux arrivants que leur entreprise répond bien à leurs attentes, dans les domaines les plus variés.
Du sens au travail
De ce point de vue, je suis frappé de constater l’attraction qu’exerce le monde mutualiste chez les jeunes. Ses règles, ses valeurs correspondent en effet à ces nouvelles attentes, et apparaissent d’autant plus crédibles à leurs yeux qu’elles sont au cœur même de sa mission depuis des siècles. Un mutualisme particulièrement présent dans des secteurs comme la santé, l’assurance, l’agriculture, les transports, la banque et plus généralement l’économie sociale et solidaire. Autant de secteurs apporteurs de service, de protection, de cette nécessaire solidarité entre les hommes qui permet de veiller à protéger leurs clients et sociétaires contre les inégalités et les accidents de la vie. C’est la raison d’être que ces entreprises prodiguent aussi à leurs salariés.
Les responsables des relations humaines du secteur le constatent : lorsqu’ils ont des offres d’emploi, même dans des domaines où la demande des entreprises est forte, ils reçoivent énormément de propositions. L’explication est simple : la dimension mutualiste répond à la question du « pourquoi » du poste et de son utilité sociale.
Cette prise en compte des spécificités du mutualisme par les jeunes est pour moi extrêmement encourageante. Elle rappelle qu’il est possible de privilégier compétitivité, flexibilité et performance dans l’entreprise à condition qu’en retour celle-ci intègre ses collaborateurs en donnant du sens à leurs missions. Les jeunes ne demandent pas aux entreprises de s’adapter à eux mais de s’adapter au monde d’aujourd’hui et d’aider à répondre à ses défis. Renoncer à l’otium oui, mais à condition que le negotium participe d’une forme d’offrande au monde. À cette condition alors ils feront leur la célèbre phrase d’Ésope : « Le travail est pour les hommes un trésor. »