Tribune

Eaux minérales Nestlé : « L’État a systématiquement bafoué les intérêts des consommateurs »

Gaspard Lemaire
Doctorant en science politique à l’Université d’Angers et enseignant en droit de l’environnement à SciencesP
« Le scandale Nestlé met au jour les manquements de l’État, qui a failli dans ses missions de contrôle, de prévention et de régulation sanitaire. »
« Le scandale Nestlé met au jour les manquements de l’État, qui a failli dans ses missions de contrôle, de prévention et de régulation sanitaire. » VINCENT FEURAY / Hans Lucas/AFP
Spécialiste de la pollution de l’eau, Gaspard Lemaire dénonce la responsabilité de l’État français dans le scandale des eaux minérales Nestlé : présentées comme « naturelles », elles avaient reçu des traitements interdits. Il dénonce l’absence de dispositif de contrôle efficace.

Le 14 mai dernier, un rapport du Sénat révélait un scandale majeur : pendant des années, l’entreprise Nestlé Waters a commercialisé des « eaux minérales naturelles » qui avaient en réalité subi des traitements de désinfection illégaux – traitements motivés par la présence dans les nappes phréatiques de pesticides, de PFAS, de bactéries et même de matières fécales. Nestlé Waters a donc sciemment trompé des millions de consommateurs durant plus d’une décennie en présentant comme minérale une eau traitée comme peut l’être celle du robinet, et pourtant vendue 100 fois plus cher que cette dernière. Le scandale Nestlé met également au jour les manquements de l’État, qui a failli dans ses missions de contrôle, de prévention et de régulation sanitaire.

La justice a déjà eu l’occasion de se saisir du dossier. L’UFC-Que choisir a introduit plusieurs actions ce mois-ci pour faire retirer du marché les eaux commercialisées par Nestlé Waters, pour faire condamner l’entreprise pour tromperies aggravées, et pour faire reconnaître la responsabilité des ministres impliqués devant la Cour de justice de la République. Ces actions font suite à une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), qui avait permis à Nestlé d’éviter une condamnation en bonne et due forme en 2024. L’entreprise s’était simplement acquittée d’une amende de 2 millions d’euros – un chiffre dérisoire au regard des 3 milliards engrangés grâce aux fraudes mises en place.

Toutefois, l’ensemble de ces procédures laissent dans l’ombre un aspect important de cette affaire, à savoir la responsabilité directe de l’État, en tant que personne publique garante du respect des normes sanitaires et commerciales en vigueur. Non contents de rester longtemps passifs face à une fraude de grande ampleur, les ministères impliqués dans l’affaire Nestlé sont allés jusqu’à se faire les complices de l’entreprise et ont couvert ses activités illégales.

Des contrôles inefficaces

En premier lieu, aucun dispositif de contrôle efficace n’a été mis en place pour détecter les traitements illégaux appliqués aux eaux minérales. Les inspections de terrain, inefficaces, n’ont jamais permis de déceler les pratiques de Nestlé – c’est un lanceur d’alerte qui a révélé l’affaire avant que la presse puis le Sénat ne poursuivent les investigations.

Or, aux termes de l’article L. 1421-1 du code de la santé publique, la Direction générale de la santé « participe à la définition et contribue à la mise en œuvre des actions de prévention, de surveillance et de gestion des risques sanitaires liés (…) à l’eau et à l’alimentation ». Ce rôle de surveillance n’a manifestement pas été assumé de façon diligente par les services concernés. À ce jour, le système de contrôle en vigueur n’a pas été réformé, en dépit des révélations apportées par le rapport sénatorial consacré à cette affaire.

L’État, complice de Nestlé Waters

En second lieu, aucune réponse coordonnée n’a été apportée après l’alerte. Informé par la PDG de Nestlé Waters des pratiques illégales de l’entreprise en août 2021, le ministère de l’industrie s’est abstenu de saisir le juge. La Commission européenne n’a pas non plus été informée de ces pratiques, alors qu’elle aurait dû l’être. Aucune mesure administrative n’a été prise pour suspendre les activités illégales de Nestlé Waters.

Au contraire, des instructions ont été données pour ne pas impliquer les services déconcentrés comme les agences régionales de santé (ARS), pourtant compétentes. Par la suite, le ministère de la santé est allé jusqu’à faire pression sur l’ARS Occitanie pour faire modifier un rapport défavorable à Nestlé Waters.

L’article D.1421-1 du code de la santé publique prévoit pourtant que la Direction générale de la santé « centralise les alertes sanitaires et coordonne ou participe à la réponse à ces alertes » et « anime et coordonne l’action des services et organismes placés sous l’autorité des ministres chargés de la santé et des solidarités ». Là encore, cette obligation n’a pas été satisfaite.

Faire respecter le droit

Enfin, l’État a lui-même validé des traitements illégaux. Dans le cadre d’une concertation interministérielle dématérialisée datant de 2023, Nestlé Waters a été autorisé à recourir à une microfiltration à 0,2 micron en échange de l’abandon de ses autres pratiques de traitement illégales. Une telle filtration est susceptible d’altérer le microbisme de l’eau, ce qui est strictement interdit par la directive européenne de 2009, comme l’a du reste confirmé la Direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire de la Commission européenne elle-même.

Absence de contrôle effectif, absence d’implication des services déconcentrés (et même pressions exercées sur ces derniers), autorisation de pratiques frauduleuses : l’État a systématiquement bafoué les intérêts des consommateurs et le droit dans l’affaire Nestlé Waters. Sa responsabilité doit donc être engagée devant le tribunal administratif. Il revient aux associations de défense des consommateurs ou de celles spécialisées dans la question de l’eau et de l’alimentation de saisir le juge pour carence fautive.

C’est à la fois le respect du droit et la protection de notre eau qui sont en jeu. À l’heure où un rapport interministériel alertait récemment sur le fait qu’un Français sur cinq consomme une eau contaminée aux pesticides au-delà des seuils légaux, où les PFAS sont désormais détectés dans le sang de la quasi-totalité de la population, où le chlorure de vinyle monomère a été retrouvé dans l’eau potable de milliers de communes, et où prolifèrent les microplastiques et les résidus médicamenteux, il est indispensable de mettre l’État face à ses responsabilités.